Rencontrée lors de la projection du documentaire “Vivants” sur les soins palliatifs, Frédérique Bonnet nous a marquée par son histoire. Un parcours de vie singulier, un engagement “jusqu’au bout” avec ses patients et une implication forte auprès des familles pour accompagner la fin de vie à domicile. Et une phrase “Le soir, on rentre, on est vidé, mais mon dieu, j’ai envie de garder ça pour toujours”, qui nous a tout de suite convaincu de lui donner la parole pour mieux comprendre cette relation particulière que les IDEL nouent avec leurs patients dans leur dernier soupir.
Pouvez-vous vous présenter ? Où exercez-vous ? Comment êtes-vous devenue infirmière ?
J’ai un parcours atypique. Je suis infirmière libérale dans un cabinet à Vernaison depuis juillet 2014 mais ça n’a pas toujours été le cas. Après mon bac, les choses de la vie ont fait que je n’ai pas pu continuer l’école d’infirmière. J’ai exercé dans d’autres domaines, comme la décoration, et j’ai suivi mon mari militaire à l’étranger. C’est un déménagement en Nouvelle-Calédonie qui a refait surgir cette forte envie d’être infirmière : mes enfants étant scolarisés, la recherche d’un emploi dans la décoration n'étant pas possible dans ce coin recule de L'île, j’ai décidé de passer le concours en candidate libre, et ai intégré l’école d’infirmière à Nouméa. Le retour en métropole 1 an après aurait pu tout stopper car il m’a fallu reprendre mon parcours à zéro à la demande de l'ars. J’ai alors intégré l’IFSI de Cherbourg, dont je suis sortie diplômée en 2010. J’ai alors intégré une hôpital local puis un Ehpad après nouvelle mutation en région lyonnaise , et en parallèle, ai accepté des missions en libéral dans un cabinet créé par deux infirmières. 10 ans après j’y suis toujours ! C’est essentiellement la bienveillance et la relation qui existent entre nous, et avec nos patients, qui m’a fait rester. Comme on se plaît à le dire “Nous, on est en libéral en équipe !”. Nos vies personnelles sont prises en compte dans l’organisation de nos tournées, chacune pose ses contraintes en début de mois afin d’organiser nos tournées : et d’autant que je me souvienne, si cela a coincé, on a trouvé rapidement la solution la plus confortable !
Lors de notre rencontre, vous nous avez parlé d’un “pacte” que vous aviez passé ensemble au sein de votre cabinet. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Au sein de notre cabinet, nous avons deux lignes téléphoniques : à chaque appel, à chaque demande de prise en charge palliative, on échange afin de comprendre qui est le patient, son parcours. Que ce soit suite à une prise en charge chirurgicale, en HAD ou suite à un appel du Centre Léon Bérard à Lyon, on s’interroge : est-ce que c’était notre patient ? Par quel cabinet a-t-il été suivi et pourquoi ce cabinet ne le prend-il plus en charge aujourd'hui ? S’il a un traitement lourd, on a besoin de le savoir tout de suite car on ne veut pas le lâcher une deuxième fois. Soit on avance ensemble car on peut l’accompagner, soit - pour une raison ou une autre, notamment émotionnelle si c est une jeune enfant - on ne peut pas et on n’y va pas dès le début. En 10 ans, cela nous est arrivé à peine 2 fois. Quand on s’engage dans une prise en soin, nous passons un pacte entre nous mais aussi avec le patient : On va jusqu'au bout de ce qu’on peut faire avec lui et sa famille également.
Par ce “pacte”, vous vous engagez à prendre en charge les patients du début de leurs soins jusqu’à parfois la fin de leur vie. Avez-vous dû prendre en charge des patients en fin de vie de façon régulière depuis le début de votre carrière ?
Cela m’est arrivé d’aller chez des patients, de les rencontrer pour la première fois pour un soin classique (une plaie qui cicatrise mal, une prise de sang par exemple) et puis en fait, on apprend que les résultats ne sont pas bons. Le diagnostic tombe : un cancer ! Souvent les gens nous demandent si on peut continuer à les accompagner, s’ils peuvent rester chez eux. S’engage alors une réflexion longue : quand la prise en soin est trop lourde physiquement ou émotionnellement, est-ce que le patient peut rester à domicile ? quelle perception de la fin de vie à sa famille ? Ce sont des choses que les patients n’expriment pas toujours au médecin ou à l’oncologue. On noue avec eux une relation très forte : quand on est à domicile, on entre dans l’intimité, dans la sphère sociale des gens. Allez jusqu’au bout, ça veut dire pour nous : OK, le patient va passer en HAD le plus souvent, on va faire la fin de vie à domicile.
Votre travail va-t-il alors plus loin que la simple prise en soin ? Qu’en est-il de la relation aux familles ?
La relation avec l’aidant fait partie intégrante de notre métier. Plusieurs fois, quand on sent que ça craque, qu’on a des aidants qui ne dorment plus, qui communiquent leur inquiétude, on les accompagne. Ils culpabilisent souvent : ce n’était pas leur ligne de conduite de placer leur proche dans un service dédié, mais c’est devenu quelque chose de trop douloureux. On les déculpabilise, on les écoute. On reste toujours à notre place pour autant : en tant qu’infirmière, le diagnostic ne nous appartient pas, on ne sait pas toujours répondre aux questions médicales. Mais on prend le relai du personnel médical pour aider, accompagner, écouter.
Avez-vous des liens avec les structures de soins ? Quel est votre rôle de coordination en tant que professionnelle de santé de ville ?
La chance qu’on a sur notre secteur, c’est d’avoir des médecins accessibles, qui nous considèrent vraiment, et qui sont toujours là pour échanger avec nous. C’est une très belle coordination qui se joue. Nous ne sommes pas médecin, mais nous pouvons apporter autre chose, et le médecin le sait. On met en exergue ce qu’on constate, ce que le patient nous a confié, on prouve la pertinence de nos propos pour l’aider et le guider dans son diagnostic et sa prise de décision. On travaille également avec des prestataires spécialisés sur les plaies, qui vont nous permettre de ré-évaluer chaque semaine le protocole de soins. La charge mentale s’allège ainsi et le rôle de coordination devient majeur. On a créé un vrai maillon sur notre territoire : médecins, pharmaciens, kinés, structures de soins, équipes mobiles, ccas, métropole…
Face à ces accompagnements de fin de vie des patients, estimez-vous avoir été suffisamment formée au cours de vos études ? Comment êtes-vous montée en compétence sur le sujet ?
Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu un enseignement dédié à ce sujet à l’école. En même temps, tant qu’on ne le vit pas, c’est difficile de se rendre compte de ce que c’est. Il y a un vrai fossé entre la théorie (ce qu’on voudrait faire) et ce qu’on vit réellement. Chaque histoire est différente d’un point de vue social, culturel, et il faut le respecter. J’ai principalement appris sur le terrain : c’est terrible d’accompagner les gens dans ces moments-là, mais j’aime ce que je fais. Quand on sent que le décès est proche, on accompagne les gens pour qu’il réussisse à finir leur mission de vie posément. On a vu des histoires de familles déchirées qui devaient absolument se régler pour que le patient puisse partir. C’est quand on l’a vécu qu’on s’en rend compte. Mais il est important de se former tout au long de sa carrière pour appréhender sereinement l’arrivée de ces moments forts, qui marquent une carrière et une vie.
Une formation spécifique sur le sujet est-elle nécessaire pour les infirmières ?
Une formation soins palliatifs aide beaucoup. Elle peut permettre justement une prise de conscience ou l’appréhension d’une autre approche que celle vécue sur le terrain, qui est parfois très dure et qui peut décourager. Ce qui est très important aussi dans la prise en charge de soins palliatifs c’est l’accompagnement qu’on reçoit de son entourage. Quand la fin de vie arrive, ça fait souvent écho à des histoires de vie qu’on a vécu. Et on compte alors sur nos collègues. Dans mon cabinet, quand cela arrive, on envoie un message pour que quelqu’un prenne le relai sur la tournée, vienne aider, notamment dans la préparation du défunt pour l’arrivée des familles. La formation doit donner les clés pour préparer aussi le soignant à être confronté à la mort. Comment se préserve-t-on nous même face à ce genre de drame ? J’ai personnellement eu une fin de vie qui m’a beaucoup marqué, je suis capable de vous donner la date précise. J’ai senti les proches dans la douleur, mais aussi dans la joie. Ce moment leur appartenait, mais c’était très fort pour moi aussi : j’ai dû débrancher le pousse-seringue une fois le décès survenu marquant ainsi la fin. Toute ma vie je m’en souviendrai. C’est aussi sur ça qu’il est important de se former : comment on accompagne le soignant face à la douleur de la perte d’un proche ? Si nous en tant que soignant on prend soin de nous, on ira mieux : pour prendre en soin il faut prendre soin de nous. La fin de vie c’est hyper douloureux, il n’y a pas de mot pour la décrire, mais ce peut etre beau quand vous le faites bien, que vous êtes allés jusqu’au bout de ce chemin-là. Notre rôle va au-delà de la prise en soin. Et la remise en question permanente dans notre accompagnement est essentielle : c’est pour ça qu’on fait des formations. Pour faire les choses mieux pour eux, mais aussi pour nous.
Vous avez assisté à la projection du film “Vivants” la semaine dernière. Que vous a évoqué ce film ? Vous êtes-vous retrouvée dans certaines situations ?
Je me suis beaucoup reconnue dans le film. On a notamment accompagné un patient atteint de SLA (ou maladie de Charcot) et les échanges avec les aides-soignantes m’ont beaucoup parlé. Au-delà des soins palliatifs, on se connait tellement bien qu’on sait ce que le patient attend de nous, on n’a pas toujours besoin de la parole.
Je me suis aussi reconnue dans l’utilisation des mots : ça ne sert à rien d’idéaliser la mort, on entend la douleur, mais on ne peut pas faire plus à notre niveau. Il est important aussi de demander des autorisations, d’utiliser les bons termes : est-ce que vous nous permettez qu’on échange ? Est-ce que vous avez envie qu’on parle ? C’est valider les choses et pas les imposer.
Je crois également beaucoup aux échanges interdisciplinaires comme mis en avant dans le documentaire. Avec toute la bienveillance qu’on a, on peut donner notre avis même si le médecin a le dernier mot. Souvent, l’avis des infirmières compte : on a un lien particulier qui s’installe avec le patient. On partage les événements de sa vie. Je suis pour les échanges pluridisciplinaires, notamment dans les soins palliatifs, avec le kiné, le psy. Mais aussi avec l’auxiliaire à domicile : parfois, c’est en discutant avec elle qu’on se rend compte de choses que le patient ne nous exprime pas forcément à nous. Tout s'imbrique, chaque professionnel qui intervient dans la vie d’une personne malade joue un rôle. On ne peut pas faire les uns sans les autres, et c’est ça qui fait la bonne prise en soin, de façon holistique, du patient.