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“Dans mon travail, je m’intéresse aux angles morts de l’Histoire.” Après plusieurs documentaires, Mathilde Damoisel est frappée pendant la pandémie par un contexte particulier : les infirmières, en première ligne pour soigner les patients atteints de Covid-19, suscitent de l’admiration, pourtant leurs demandes restent sourdes et leurs manifestations sont réprimées. Partant de ce constat, et de son parcours d’historienne, elle se plonge dans les archives d’histoire et part à la rencontre de ces héroïnes du quotidien. On est allé la questionner à l’occasion de la sortie de son documentaire “Infirmières, notre histoire”. 

Pouvez-vous nous raconter un peu votre parcours professionnel ? 

J’ai une formation d’historienne à la base, et j’ai eu la chance de pouvoir réaliser des études de cinéma en Grande-Bretagne. J’ai alors travaillé aux côtés d’un historien qui faisait des grands films d’histoire sociale, qui racontait le passé à travers le souvenir des gens, parfois intimes. J’ai eu un coup de foudre pour cette manière d’envisager le cinéma. J’ai fait mon premier film en 2002 en Géorgie, sur la guerre en Abkhazie “Soukhoumi rive noire”. L’histoire a été la ligne directrice de ma filmographie. 

Le documentaire prend comme point d’accroche le contexte pandémique et le rôle des infirmières. La crise de Covid-19 a-t-elle été le point de départ de votre réflexion ?  

Dans mon travail, ça fait longtemps que je m’intéresse aux angles morts de l’Histoire et à certains aspects de l’histoire sociale. Au moment de la pandémie, j’ai été frappée, comme tout le monde, par ces images de soignants “au front” et l’admiration qu’ils suscitaient. Ça a vite tranché cependant avec les images d’après- confinement où les manifestations des infirmières ont été sévèrement réprimées. Et je me suis dit que quelque chose ne collait pas. La réflexion est née de là : ça valait le coup de défendre un film sur les infirmières, un film d’Histoire. C’est ma manière de rendre hommage à la profession finalement que de revenir sur leur histoire. 

Concrètement, combien de temps vous a pris la réalisation de ce documentaire ? Qu’est-ce qui était le plus long ?

Tout est assez long : c’est presque 2 ans de travail avec une phase de développement, de mise en production du film, de trouver ce juste- milieu entre passé et présent, de tournage. L’écriture du film a pris du temps car j’ai dû aller chercher beaucoup de sources différentes. Je ne voulais pas d’un film uniquement technique, administratif. Il fallait que je puisse m’appuyer sur des grandes figures, donner corps à des destins et donc creuser, chercher dans des archives.

Vous avez suivi plusieurs infirmières dans de nombreux milieux (militaire, humanitaire, libérale, en réanimation). Comment les avez-vous choisies ? Comment avez-vous intégré leur quotidien tout en respectant l’urgence de leur métier ?

Ça a toutes été des rencontres géniales, c’est la force de ce métier ! Je savais que je ne pouvais pas intégrer toutes les fonctions, mais j’ai essayé de réfléchir en termes de profils qui faisaient écho aux histoires que j’avais trouvé dans le passé et qui témoignaient de problèmes importants de fond. J’ai interrogé des infirmières de réanimation, qui travaillent dans des conditions extrêmes, comme cela a pu être le cas pendant la pandémie. Je voulais absolument aussi une infirmière libérale en milieu rural, car l’aspect des déserts médicaux est aujourd’hui très important. Je voulais travailler en psychiatrie car il y a une vraie urgence sanitaire dans ce domaine ; je voulais parler de la construction de l’histoire de l’infirmière donc j’ai été rencontrer une porte-parole de la coordination infirmière... J’avais ces catégories en tête mais c’est compliqué de filmer car on s’inscrit dans le temps long et il fallait convaincre du bien-fondé et de la bienveillance de ce documentaire. Je ne voulais pas aller dans des services déjà hyper exposés, sous tension, mais dans une réalité la plus représentative possible. Ce sont des rencontres humaines avant tout. 

Le documentaire s’appuie sur beaucoup d’images d’archives : comment avez-vous pu vous les procurer ? Avez-vous fait appel à un historien, un sociologue, pour l’écriture du film ?

C’est moi qui ai écrit le film en me basant sur des travaux existants ainsi que sur des archives, privées ou publiques, comme celles de l’Association pour l’autobiographie et le Patrimoine autobiographique à Ambérieu-en-Bugey. J’y ai retrouvé des témoignages, que j’ai couplés avec d’autres histoires d’infirmières que je connaissais déjà. Pour les archives audiovisuelles, j’ai travaillé avec une documentaliste, Charlotte de Luppé. Une importante partie de mon travail consiste à retrouver ces images ou ces films qui sont conservés dans divers fonds, un peu partout en France.

Votre documentaire montre le témoignage de nombreuses femmes, qui parlent de “vocation”. Pourtant, aujourd'hui, on sait qu’il y a une vraie crise de la profession. Ces problématiques sont abordées dans le documentaire, mais il ne tombe jamais dans la revendication, la colère. Était-ce une volonté de ne pas en faire un film militant ?

Quand on commence un documentaire, on arrive avec certaines idées et puis on se confronte au terrain, on fait des rencontres et on se remet en cause. J’ai cherché, durant le tournage, à filmer des situations les plus proches possibles de la réalité médiane des infirmières : il y avait de la colère, de la revendication, mais aussi beaucoup d’envie de faire et de continuer à “prendre soin”. Les revendications des infirmières sont à la hauteur de leur engagement. Nous sommes face à des professionnelles qui mettent du sens dans leur pratique, et qui se font une haute et belle idée de ce que “prendre soin” veut dire. C’était important pour moi de souligner cette force qui les anime. Je pense à ces jeunes infirmiers qui ont exprimé dans le film leurs critiques par rapport à leurs conditions de travail et de rémunération, mais qui avaient aussi à cœur de partager leur enthousiasme. Ils aiment se former, ils sont stimulés par la possibilité d’apprendre de nouvelles techniques, d’acquérir de nouvelles compétences. C’est important d’entendre ça aussi : ces infirmières et infirmiers qui disent à quel point ils aiment ce métier. On comprend ainsi mieux combien et pourquoi ils sont déçus. C’est important de le souligner !

Justement, le documentaire met l’accent sur la place de la formation dans la carrière des infirmières, tout au long de l’histoire. “Il y a toujours à apprendre” ; “plein de prise en charge différentes, plein de pathologies, de traitements” ; “on a besoin d’apprendre tous les jours”. Est-ce une thématique qui est beaucoup ressortie dans vos échanges ? Quel regard ont les infirmières sur leur besoin de formation ?

C’est un sujet central de l’histoire des infirmières. Dans le film, j’insiste beaucoup sur ce point. J’ai mis en avant, entre autres, l’histoire de deux infirmières de la Grande Guerre, Eva Durrlemann et Thérèse Matter, qui avaient créé un hôpital-école à Lille et qui étaient déterminées à bien former les infirmières pour en finir avec l’amateurisme. Aujourd’hui, tous, les infirmiers comme les aides-soignants, évoquent la possibilité de se former au quotidien, d’évoluer, d’apprendre. C’est une partie de leur frustration d’ailleurs : ne pas pouvoir évoluer, ne pas pouvoir mieux se former. Tous ceux qui ont la possibilité d’apprendre de nouvelles choses s’en saisissent : la formation est au cœur du combat infirmier et des revendications. On le voit récemment avec le débat autour des IPA, mais on l’a aussi vu en 1988 quand les infirmières sont descendues dans la rue pour protester contre l’ouverture des études d’infirmières aux étudiants non-bacheliers. 

Le documentaire met peu en avant des situations de soins, de patients. Il est basé presque exclusivement sur des archives et des témoignages. Pourquoi avoir fait le choix de ne pas donner la parole aux patients ?

Mon propos était vraiment que le film reste centré sur les infirmières. Le titre “Infirmières, notre histoire” insiste sur le fait que l’histoire des infirmières est la nôtre : elle traverse la grande Histoire de France. Mais c’est aussi une histoire singulière et j’ai voulu qu’elles, et ils, la racontent à la première personne, qu’il s’agisse des soignants d’aujourd’hui que j’ai interviewés ou des infirmières du passé dont j’ai retrouvé les mémoires ou les correspondances. Je voulais vraiment qu’elles racontent, pour la première fois, avec leurs mots, leur histoire : c’est un peu leur journal intime. Si le reportage avait porté sur les infirmières à l’hôpital, ou en ville, cela aurait été différent, mais je voulais que cette histoire soit directement portée par leurs voix.

Qu’ont pensé les infirmières du résultat final ? Avez-vous eu des retours depuis la diffusion du documentaire ? 

J’ai reçu beaucoup de messages d’infirmiers et d’infirmières, et aussi une députée, elle-même infirmière, pour me remercier. Ça ne m’était jamais arrivé de recevoir autant de réactions sur un film en direct. J’ai eu le sentiment qu’on avait touché juste, et que le film avait permis aux infirmières de se reconnaître.

Y a-t-il un aspect du métier que vous avez la sensation de ne pas avoir suffisamment montré ? 

La construction du film impose une durée limitée. J’aurais aimé ainsi aborder et développer le rôle des infirmières de PMI dans les grandes cités, qu’une intervenante du film évoquait et que je n’ai pas pu conserver au montage. J’aurais aussi bien aimé donner un peu plus la parole aux étudiants, aux jeunes en début de carrière, sur leur rapport au corps de l’autre, et à la mort. Peut-être dans un prochain film !

Retrouvez le replay du documentaire “Infirmières, notre histoire” jusqu’en juin 2024 sur : https://www.france.tv/documentaires/histoire/5422140-infirmieres-notre-histoire.html

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